22

Alex Dealey remua contre la souche de l’arbre déchiqueté et noirci qui se dressait au-dessus de lui, tel un doigt accusateur pointé vers le ciel nocturne. Non loin, le feu qui avait été ranimé plus tôt, au cours de la journée, et entretenu constamment avec tout ce qui était susceptible de brûler, conférait à la brume Une teinte orange. La flamme était réconfortante non seulement à cause de sa chaleur qui contrastait avec la fraîcheur soudaine de l’air nocturne, mais parce qu’elle tenait en échec l’obscurité environnante et la terreur qu’elle engendrait. A l’exception de Culver et de la jeune fille qui, semblait-il, avaient trouvé chaleur et réconfort l’un auprès de l’autre, les survivants conversaient à voix basse, près de la lueur protectrice, le regard rivé sur la flamme éclatante. De temps en temps, un rire, jamais rauque, toujours discret, rompait la silencieuse monotonie, comme si les hommes avaient peur que le son ne parvînt à des oreilles hostiles. Dealey se tenait à l’écart du groupe, les épaules courbées, couvertes avec l’une des couvertures que les trois ingénieurs avaient ramenées de leur exploration des ruines, car leur ressentiment à son égard était évident, sans équivoque, et affligeant. Les imbéciles. Les sales imbéciles ingrats.

Il se recouvrit la tête de la couverture et ramena les bords sous son menton ; il ressemblait ainsi à un moine replié sur lui-même dont on ne percevait que le nez et le bout du menton à la lueur de la flamme. Il sentait l’insecticide et la pommade antiseptique, pris dans la cité en ruine. En fuyant l’abri, il s’était blessé au front et surtout à la main. Ses plaies étaient recouvertes de pansements. Les trois ingénieurs étaient partis plus longtemps que prévu, ce qui n’avait pas manqué d’inquiéter les autres. En fait, leur retard avait été dû à l’amoncellement d’objets utiles qu’ils avaient réussi à trouver au cours de leur recherche.

Bon nombre de magasins avaient été détruits par le feu, alors que d’autres avaient été totalement ensevelis sous les décombres des immeubles de bureaux ; certains, cependant, quoique sérieusement endommagés, étaient accessibles en creusant avec précaution. Deux cafés-restaurants, une quincaillerie et une pharmacie avaient été exhumés et Jackson s’était rappelé un centre de literie renommé où ils avaient pris des draps et des couvertures pour transporter leur butin. A leur retour, les hommes étaient blêmes ; même leur visage maculé de poussière ne parvenait pas à masquer leur pâleur ; ils avaient refusé d’évoquer les spectacles déchirants dont ils avaient été les témoins ; seul Fairbank raconta que les vents violents avaient repoussé les corps dans des coins ou au milieu des amas de débris, comme autant d’immondices. Ils n’avaient rencontré aucun être humain.

Le feu, allumé avec un briquet qu’Ellison avait pris sur un cadavre, leur avait servi de guide dans les brumes humides, une fois qu’ils avaient trouvé le chemin du retour vers le square ravagé où était situé le parc calciné, et ils avaient fièrement, sinon rapidement, déployé leur butin. Quatre hachettes, affûtées dans le but de donner la mort, deux marteaux, et six longs couteaux avaient été ramenés en guise d’ustensiles ou d’armes ; selon les besoins. Des torches, déjà chargées de piles, une fine cordelette, des cuillères, des ciseaux, deux ouvre-boîtes, des gobelets en carton, un poêle miniature de camping avec une bouteille de gaz avaient été ramenés de la quincaillerie. De la pharmacie (qui s’était avérée la plus difficile d’accès, mais les risques et les efforts en avaient valu la peine), provenaient des bandages, des pansements, du coton, de la crème antiseptique, un produit anti moustique, du bicarbonate de soude, des tablettes de glucose, des comprimés de vitamines, des produits pour purifier l’eau et, le plus important aux yeux de tous, trois rouleaux de papier toilette. Fairbank tendit discrètement deux petits paquets à Kate qui contenaient sans doute des tampons hygiéniques (et aussi, pensa Dealey, des pilules contraceptives, car il savait que le docteur Reynolds avait fortement encouragé toutes les survivantes dans l’abri à prendre ces pilules, fournies intentionnellement par le gouvernement, avec les autres réserves médicales).

Les rares radios qu’ils avaient pu trouver soit étaient complètement mortes, soit n’émettaient que des parasites. Quant aux vivres, ils avaient emporté tout ce qui était en conserve, mais pas trop cependant pour ne pas s’encombrer sur le chemin du retour ; de plus, trouver d’autres réserves ne présentait pas de difficulté. Les trois ingénieurs avaient exprimé leur joie devant la grande quantité de conserves entreposées dans les cafés-restaurants, en déballant leur moisson de haricots, de soupe, de poulet en gelée, de jambon, de saucisses, de langue, de petits pois, d’asperges, de carottes, de pêches, de morceaux d’ananas, de lait condensé et de café. Du coca et de la limonade furent aussi apportés au cas où ils ne trouveraient pas d’eau. Ils avaient tous ri lorsque Culver avait admis qu’il était content qu’ils aient décidé de ne pas ramener beaucoup de nourriture.

Fairbank fut chaleureusement remercié lorsqu’il sortit deux bouteilles de Johnnie Walker Black Label.

Les mets furent réchauffés dans leur boîte sur le petit poêle tandis que Kate soignait et pansait les diverses blessures dans le groupe. Tous apprécièrent les produits anti moustique, car l’air était infesté de bestioles. La nourriture fut partagée en parts égales dans des assiettes en plastique et personne ne rechigna devant la viande et les légumes agglutinés ; ils se régalèrent comme si c’était leur premier repas depuis des semaines et leur dernier avant longtemps. Le dessert fut servi ensuite dans d’autres assiettes et le coca fut bu à même la boîte. Jackson relégua Fairbank et son whisky au second plan en sortant quatre paquets de cigarettes de son pantalon comme un magicien faisant surgir d’adorables lapins de son chapeau.

L’alcool, les cigarettes et les estomacs repus contribuèrent à créer une atmosphère paisible qui compensait la tension à laquelle ils étaient soumis depuis si longtemps. Ils évoquèrent leurs espoirs pour l’avenir plutôt que la tragédie passée, chacun essayant inconsciemment de parler de ses aspirations, de ce qui pourrait être sauvé de sa vie ébranlée.

Dealey n’avait pas participé à la conversation, mais était allé s’asseoir d’un air morose près du feu, les yeux rivés sur la flamme.

Le crépuscule tomba avec une rapidité étonnante pour la saison, et la vapeur, qui s’était dissipée lentement tout au long de l’après-midi, retomba comme humiliée par l’incroyable coucher de soleil. Immobiles, ils se tournèrent tous ensemble vers l’ouest, le visage baigné dans les reflets de la flamme.

Les énormes nuages rapides, mélange confus de cumulus et de stratus, revêtaient de violentes teintes de rouge, d’orange et de jaune ; leurs flancs, striés d’or, étaient aveuglants et leurs crêtes déchiquetées arboraient un rouge vermillon. Ils se déplaçaient telles des montagnes dans le ciel d’une beauté irrésistible, et les survivants, témoins de ce spectacle, eurent l’impression que la terre pouvait s’enflammer une fois de plus en étant si proche de leur furie tourbillonnante. Même si l’éclat du soleil était atténué par les nuages et la poussière atmosphérique, ils ne pouvaient pas le regarder directement, car son intensité était trop aveuglante, son rayonnement trop destructeur ; le soleil semblait également outragé par la planète qui avait osé recréer un ersatz de pouvoir, similaire au sien.

Des éclairs vifs et impétueux striaient le ciel comme de rapides coups de pinceau ; ce n’étaient pas des nuages mais des agglomérats de particules de poussière, maintenus en l’air par la propagation de chauds courants atmosphériques. Tout au loin, certains descendaient à la verticale comme des javelots lancés du ciel.

Le ciel, à l’est, n’était pas moins stupéfiant, malgré un rouge plus sombre, ses nuages arborant un ambre plus soutenu par endroits. Tout mouvement se faisait dans cette direction comme s’ils étaient aspirés par un tourbillon géant au-delà de l’horizon. Le spectacle était à la fois imposant et effrayant.

Tandis qu’ils observaient le ciel, fascinés, la colère noire peu à peu s’apaisa, car le soleil plongeait dans l’horizon, transformant le crépuscule en une vision plus douce, les nuages, lancés dans une course effrénée, laissant place à sa riche magnificence au point que leur dérive précipitée était empreinte de grâce et se déplaçait harmonieusement.

Le soleil disparut  – encore une fois, sa descente parut anormalement rapide  –, laissant dans son sillon une radiance chatoyante qui éclairait le flanc des nuages au point qu’ils semblaient gorgés de sang. L’obscurité gagna du terrain, s’insinuant subrepticement, comme si elle craignait d’être brûlée. Une demi-lune, aux teintes rubigineuses, l’accompagnait ; elle pointait furtivement à travers les nuages, comme si elle redoutait d’attester des ravages sur la terre en contrebas.

Avec le coucher du soleil, la température avait légèrement baissé ; cependant le groupe s’était rapproché du feu et Dealey se demandait si une peur ancestrale n’avait pas resurgi. Le silence régna parmi eux quelque temps, chacun intimidé et pourtant exalté par ce dont ils avaient été les témoins. Les conversations reprirent peu à peu et d’autres plats furent préparés puis consommés. La deuxième bouteille de whisky fut vidée.

Le soir fit place à la nuit ; les étoiles étaient masquées par les nuages et la poussière qui couvrait les couches supérieures de l’atmosphère ; la demi-lune insaisissable passa du roux à l’écarlate (telles les dernières gouttes de sang du Christ sur la croix, s’était dit Dealey ; ce sang, qui avait coulé à flots, n’était plus qu’un mince filet ; peut-être la lune reflétait-elle le sang versé sur terre). Dealey s’écarta du feu, las de l’attitude des autres à son égard, froissé de leur mépris. Ils ne comprenaient pas  – ne pouvaient comprendre  – à quel point ils avaient besoin de lui ; lui et lui seul les avait aidés à surmonter le pire de la catastrophe, les avait guidés les premiers jours ; c’était lui l’organisateur, l’administrateur, lui qui prenait les sales responsabilités ! Les événements de la journée, toutes ces découvertes, puis le soulagement après la violence de la nuit précédente, avaient probablement accru leur ébriété car ils le traitaient comme si personnellement il avait appuyé sur le bouton qui avait déclenché cette troisième et dernière guerre mondiale. C’était une réaction que les circulaires gouvernementales, traitant de ce qu’il était convenu d’appeler « la confrontation ultime », avaient prévue et elles en avaient informé les principaux intéressés. L’agitation populaire, l’agression contre l’autorité. La subversion, l’anarchie, la révolution. Les événements à l’intérieur de l’abri de Kingsway avaient corroboré le point de vue du gouvernement. Et même maintenant, alors qu’il avait guidé ces malheureux, trop peu nombreux, vers un abri sûr (sa connaissance des lieux leur avait permis de s’évader), ils le traitaient avec irrespect.

Il frissonna, heureux d’avoir une couverture, car la chaude moiteur de la soirée avait fait place à la froideur glaciale de la nuit. Il avait vu Culver et la jeune fille s’éloigner du feu, emportant, eux aussi, une couverture avec eux (pour ne pas avoir froid ou pour se cacher ?). La raison de leur éloignement était évidente. La mort était un merveilleux aphrodisiaque.

Il secoua la tête, le mouvement passa inaperçu sous la couverture. Culver aurait pu s’avérer un allié précieux, pourtant il avait choisi de se mettre du côté de cette... cette... — Dealey se refusait à formuler le mot qui se présentait à son esprit, toujours est-il que la pensée était là. — ... populace. Les questions du pilote, un peu plus tôt, avaient été pour le moins discourtoises. Implacables, voire brutales.

— Combien y avait-il exactement d’accès au quartier général gouvernemental sous l’Embankment ?

— Certains seraient-ils encore possibles ?

— L’abri pouvait-il être inondé ?

— Spécifiez séparément les tunnels qui y mènent.

— Quand l’abri avait-il été construit ?

— Avant quelle guerre : celle-ci, la dernière, ou la première ?

— Le gouvernement était-il préparé pour cette guerre ?

— Combien de temps avant l’explosion des bombes l’évacuation dans l’abri avait-elle eu lieu ? Des heures ? Des jours ? Des semaines ?

— Combien de jours ?

— Combien de personnes l’abri pouvait-il contenir ?

— Sur quels critères étaient-ils choisis ?

— En dehors du gouvernement et du personnel militaire...

— Sur quelles compétences et quels métiers ?

— Pourquoi ceux-là ? Quelle était donc l’influence qu’ils exerçaient sur le gouvernement ? Qu’est-ce qui leur conférait une telle valeur ?

— Des planificateurs ? Que pouvaient-ils faire sinon tirer profit des cendres ?

— Combien de temps pouvait-on durer là-bas ?

Le silence tomba. Un silence pesant. Et puis...

— Le petit groupe de survivants serait-il admis dans l’abri ?

D’abord Dealey avait répondu aux questions calmement, mais il finit par s’indigner de la colère de Culver. Lui, Dealey, n’était qu’un subalterne, ce n’était pas lui qui dirigeait ce foutu bazar, il n’avait pas connaissance de tous les documents et de toutes les décisions gouvernementales. Si cela avait été le cas, il se serait trouvé lui-même à l’intérieur de ce fichu quartier général ! Il espérait simplement leur mettre dans le crâne qu’il n’était rien de plus qu’un satané inspecteur des bâtiments, paré d’une certaine auréole ! C’était l’unique raison pour laquelle il avait les clés et une connaissance des lieux. Bon, théoriquement, il était l’un des rares privilégiés, mais il ne faisait pas partie de ceux qui étaient évacués les premiers et, vu la tournure des événements, il avait de la chance d’avoir survécu. De toute façon, il fallait bien que quelqu’un dirigeât les opérations au central, autrement la situation aurait dégénéré et les survivants n’auraient plus été qu’une bande désorganisée de défaitistes !

Culver n’avait pas tenu compte de son mouvement de colère, car l’interrogatoire n’était pas terminé. Les rats excitaient la curiosité du pilote.

Contrairement aux fois précédentes, lorsque Dealey avait été interrogé à l’intérieur de l’abri sur cette espèce particulière de vermine, il avait fini par admettre (et, de toute évidence pour Culver, sans le moindre remords pour son mensonge précédent) qu’il savait que les rats n’avaient pas été entièrement éliminés et ne pouvaient l’être à moins que l’on remplisse de gaz toxiques tout le réseau souterrain de Londres, les égouts, les canaux, les tunnels de métro et tous les sous-sols. Mais même dans ce cas, il n’y aurait eu aucune garantie de les supprimer totalement, la tâche était trop dangereuse et bien trop immense, la vermine pouvait toujours fuir dans les faubourgs environnants. Toujours est-il que l’on pensait qu’il en restait si peu qu’ils ne présentaient pas de réel danger pour la communauté et qu’une extermination massive provoquerait certainement une panique inutile dans la capitale. Il valait mieux se montrer vigilant et agir promptement et en silence si l’on se rendait compte que leur nombre augmentait.

Culver n’avait pas été satisfait. Dealey en savait plus  – ou, tout au moins, en subodorait plus  – que ce qu’il prétendait. Le temps des secrets était révolu depuis longtemps et Culver l’avertit que les autres, dans le groupe, pourraient se montrer moins tolérants s’ils soupçonnaient que Dealey gardait pour lui certaines informations. Il avait déclaré avec véhémence qu’il n’y avait rien d’autre à ajouter. Sauf... sauf... Oui, effectivement, une certaine rumeur circulait dans certains départements ministériels, une rumeur qui n’avait pas suscité une grande curiosité et s’était donc apaisée aussi rapidement qu’elle avait éclaté.

Dealey s’était montré vague dans son récit car, en toute honnêteté, il ne se rappelait pas les détails, mais le pilote l’avait incité à continuer, de son regard vif et inquisiteur, Il s’agissait de... laissez-moi me rappeler... d’une certaine espèce de rats  – en fait, de ces mutants en captivité. On disait qu’ils étaient en observation dans un laboratoire de recherche officiel et qu’il était possible  – non, probable  – qu’on les ait laissés se reproduire. Le seul point intéressant de cette rumeur était que les créatures subissaient une extraordinaire transformation génétique. Il y avait deux types de mutants, avait-il expliqué, le rat noir normal et un autre, bizarre. C’est ce dernier qui intéressait particulièrement les hommes de science.

A cet instant, il craignit la réaction brutale de Culver. Pourquoi ne leur avait-il pas dit tout cela avant ? Pourquoi le gouvernement avait-il gardé le secret ? Qu’y avait-il à craindre ? Culver avait levé le poing et Dealey avait reculé, levant lui-même le bras pour se protéger. Ce mouvement l’avait sans doute sauvé de la colère de l’autre, car la fureur disparut du regard de Culver qui laissa tomber mollement son poignet. La colère fit place au dégoût.

Il n’y avait plus eu de questions. Culver était allé s’asseoir près d’un arbre noirci, dépourvu de branches, et n’avait plus dit un mot jusqu’au retour d’Ellison et de la jeune fille avec le bois.

Dealey fut soulagé (il y avait suffisamment de haine dirigée contre lui) que le pilote ne mentionnât pas leur conversation aux autres dans la soirée ; il éprouvait aussi un certain mépris. Alors, monsieur Culver, qui ne divulguait pas toutes les informations maintenant ? Ne pensait-il pas qu’ils avaient suffisamment de sujets d’inquiétude pour l’instant ? N’ÉTAIT-CE PAS DANS L’INTÉRÊT PUBLIC ? Le privilège de détenir certaines informations s’accompagne de responsabilités ; au moins avez-vous appris cela aujourd’hui. Dealey avait esquissé un sourire.

Le feu brûlait encore avec éclat, car les hommes, tout autour, le nourrissaient avec du bois de récupération, mais la chaleur n’atteignait pas Dealey, recroquevillé contre l’arbre mutilé. Sous la couverture, ses paupières se fermaient, son menton s’inclinait sur sa poitrine.

Le sommeil s’insinuait peu à peu, car l’agitation était aux prises avec la fatigue : la nuit et l’obscurité étaient toutes deux à craindre. Tout comme ses rêves.

Il descendait un escalier raide en spirale, dont les marches de pierre étaient usées et arrondies comme si des pas avaient précédé les siens depuis des siècles. Il avait l’impression que la descente ne finirait jamais, il en avait le vertige ; ses jambes s’engourdissaient, son dos était endolori sous les heurts constants. Il posa la main sur le mur, à côté de lui, et aussitôt ses doigts reculèrent devant l’humidité visqueuse de la pierre, la glue d’un jaune-vert, couleur de bile ; soudain il se vit descendre le long de la gorge d’une bête massive et les couloirs dans lesquels il se trouva ensuite n’étaient autre que ses intestins. Quelque chose ou quelqu’un l’attendait, un peu plus loin. Était-ce dans l’abdomen de la créature ou dans ses entrailles ? Ses pieds glissèrent dans le fluide visqueux qui bordait le tunnel incurvé et, à chaque pas, l’odeur de putréfaction s’intensifiait. A un moment donné, l’hystérie s’empara de lui, surgissant de l’obscurité comme la langue d’un lézard, et il se retourna comme pour fuir, mais le couloir de chair s’était rétréci au point qu’il n’y avait plus aucune possibilité de faire marche arrière. Il se recroquevilla dans l’obscurité, incapable de bouger.

Ils l’attendaient dans un vaste hall souterrain, peut-être une caverne, peut-être une crypte, et un sourire narquois se dessina sur leurs lèvres, mais ils n’émirent aucun son lorsqu’il entra. Isobel était là, portant la robe à fleurs froufroutante qu’il détestait tant, un ridicule chapeau de paille orné de cerises sur le bord et des gants roses qui étaient destinés à la vaisselle et non à une réunion chez la Reine, invitation qu’elle attendait encore avec fébrilité. Ses fils étaient là, même l’aîné qui aurait dû se trouver à l’étranger, mort sur une terre lointaine, ainsi que leur femme et leurs enfants, tous avec un sourire narquois, même le bébé. Dans la foule, il y en avait d’autres qu’il connaissait  – des collègues, son supérieur immédiat au ministère, ses voisins, et il y avait le contrôleur de la gare locale, et un archevêque dont il avait fait la connaissance lors d’un dîner officiel, bien qu’il ne portât pas, ce jour-là, ses vêtements sacerdotaux mais la plupart étaient des étrangers. Pourtant, ils avaient tous une similarité particulière. Elle était facile à reconnaître, sans aucun doute ; il la remarqua lorsque, d’un bond, ils l’entourèrent, avec ce sourire grimaçant, grimaçant, grimaçant, révélant leurs dents, deux longues dents de devant, les incisives, humides de bave, tranchantes et luisantes ; c’étaient des têtes de rats ; l’un d’eux cessa de téter les mamelons gonflés de sa mère pour le regarder avec un rictus, les mâchoires souillées du sang qui provenait des tétons...

Il s’arracha du rat qui lui mordillait le bras, mais les autres s’agglutinèrent contre lui, l’encerclant totalement ; Isobel se pencha pour l’embrasser ; seules ses lèvres étaient découvertes ; les dents étaient prêtes à s’incruster dans sa chair. Elle ne prêta pas la moindre attention à sa rebuffade et du museau lui caressa la joue ; son odeur l’étouffait au point qu’il avait du mal à respirer tant sa gorge était serrée. Elle aspira du sang et le lécha d’une langue rêche. Elle l’avala avec avidité et le bruit accrut ses haut-le-cœur. Il avait les vêtements déchirés et sa honte les faisait ricaner. Ils fourraient leur museau dans sa douce chair boursouflée, émettant des bruits appréciateurs. Ils découpaient des lambeaux de sa chair comme s’ils dégustaient des confiseries ; les bouchées se firent plus grandes, plus substantielles et très vite dégénérèrent en un véritable festin, sans tenir compte de ses protestations ; il passa la main sur son visage et sentit un pelage hérissé, une moustache raide ; ses dents avaient l’apparence des leurs, acérées et létales, ses mains se transformaient en pattes griffues qui lui ratissaient le corps. Être l’un d’entre eux ne pouvait même pas le sauver, car ils le dépouillaient de sa chair et se battaient pour se partager le cœur jusqu’au moment où il décida qu’il en avait assez, que c’était un cauchemar et qu’il était temps de partir, de se réveiller avant d’être dévoré complètement. Il força sa conscience à s’affirmer ; lentement, à contrecœur, elle obéit, l’emmenant loin de là, de nouveau vers les couloirs visqueux et tortueux, le long de l’escalier en spirale ; sa famille, ses amis et bien d’autres le happaient au passage, un sourire toujours narquois aux lèvres, prenant plaisir à ce jeu et il montait, montait, haut, toujours plus haut ; une lumière, là, devant, plus près, une lumière éclatante...

Le réveil.

Le réveil,... et un autre cauchemar.

L'empire des rats
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